Splendeur et misère des partisans de l’économie collaborative

C’est un billet qui aurait du sortir il y a bien longtemps. Hélas, le voici qui sort au moment même où nous allons recourir nous même au crowdfunding. En français, le financement participatif.

Pour ceux qui auraient passé ces dernières années en Corée du Nord, rappelons le principe :

1) Vous avez un projet qui nécessite un peu d’argent,
2) Vous expliquez votre projet sur un site internet appelé plateforme de crowdfunding en indiquant le montant désiré et des « contreparties » souvent symboliques (un nom au générique, un pin’s…)
3) Vous dites à la terre entière de passer par la plateforme pour faire le paiement en ligne
4) si le montant est atteint, la plateforme vous reverse la somme, sinon tous les donateurs sont remboursés !

La galaxie de l’économie collaborative

Le crowdfunding est une composante d’un phénomène plus large que l’on peut conceptualiser sous le nom d’économie collaborative. Il s’agit en résumant de court-circuiter les « professionnels » pour en appeler à monsieur tout-le-monde. Dans le cas du crowdfunding, plus besoin de banquier, chacun peut amener un peu d’argent.

Autre exemple célèbre : le co-voiturage. Pourquoi continuer à utiliser sa voiture ou payer un taxi quand on peut « partager » la voiture de quelqu’un qui ferait le même trajet ? Chacun peut devenir taxi. Dernier exemple connu, le site airbnb où l’on peut louer une chambre ou un appartement. Chacun peut devenir hôtelier.

On n’évoquera pas ici les questions juridiques mais on devine que les professionnels voient d’un mauvais oeil cette démocratisation de leur gagne-pain.

Précisons plutôt ce qui caractérise l’économie collaborative :

  1. la mise à disposition de ressources par quiconque
  2. l’accent mis sur l’usage et non la propriété

Le périmètre est dur à circonscrire car l’économie collaborative regroupe par exemple des démarches aussi bien marchandes que gratuites. Ainsi le couchsurfing est un réseau où l’on dort les uns chez les autres (les Anciens appelaient cela l’hospitalité) tandis que Airbnb est un service payant mettant en relation des hébergeurs privés avec des vacanciers. Aujourd’hui on associe souvent l’économie collaborative au monde de l’Internet puisqu’assez logiquement, le web est la technologie idéale pour mettre en relation. Néanmoins, j’observe que les penseurs de la consommation collaborative n’hésitent pas à mentionner les AMAP alors que celles-ci ont vu le jour et se développent sans qu’Internet soit un facteur clé de succès.

Au premier abord, il est difficile d’être contre cette tendance (sauf bien sûr par corporatisme comme nous venons de le voir). Néanmoins, comme tout phénomène suscitant un fort engouement, j’ai parfois la sensation que le raisonnement ne pense pas à long terme.

En observant le phénomène, comment ne pas songer aux promesses jadis de l’Internet révolutionnaire, qui allait renverser le capitalisme par sa logique de gratuité et de partage ? Internet est finalement devenu majoritairement un endroit gouverné par la publicité, la fast-pensée enfermée dans 250 caractères, l’addiction aux jeux en ligne débiles (Farmville, Angry Birds…) et bien entendu, le véritable moteur du web… la pornographie. Côté monde marchand, Internet est devenu un véritable gouge où l’on ne sait même plus qui vend… tant que ca se vend !

Ne soyons pas si noir; il existe toujours un Internet plus proche de l’Eldorado annoncé : Wikipedia, OpenStreetMap et mille autres réussites proches du logiciel libre.

La Querelle des Anciens et des Modernes continue

Pour être au jus de l’actualité de l’économie collaborative, le portail incontournable est Ouishare. J’avoue avoir encore du mal à comprendre le but du site. Pour le moment j’y vois surtout des communiqués de presse euphoriques sur la sortie d’un site pour partager des machines à laver et des tribunes parfois plus philosophiques mais qui hélas ne convainquent guère. J’y trouve très peu de recul ou de références à des concepts antérieurs. A lire les articles, on a l’impression qu’avant l’avènement d’Airbnb, le don, le partage et l’échange étaient quasiment inexistants…

« Internet est en train de révolutionner notre façon de faire société »
cite-t-on dans un article pudiquement titré Arrêtez de réfléchir comme hier, pensez comme demain !

Hors de la culture Internet, point de culture possible ! C’est dommage de ne pas pouvoir étudier les connexions entre ce qui trame dans les start-ups et quelques ouvertures philosophiques, par exemple autour du concept du don et des réflexions du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Social).

Tapez « Mauss » sur ouishare, il n’y a rien. Et si vous vous demandez comment le principe de la « bibliothèque » s’articule dans cette nouvelle économie  vous aurez un résultat assez étrange :

Comme les bibliothèque [sic] où les ordinateurs ont remplacé les livres [re-sic : il faut des livres pour faire des bibliothèques ou alors je ne crois plus en l’étymologie…], le coworking fournit une alternative de plus en plus plébiscitée aux bureaux traditionnels. Retour sur les tendances d’un phénomène qui a changé la définition du mot travail.

On remarquera encore que le mot travail lui-même change de définition avec le co-working ! Tout est révolutionnaire ! Jetez vos dictionnaires !

Pour l’économie collaborative, la bibliothèque, à savoir la mise en commun par une ville d’ouvrages en libre accès, tout ceci est déjà old school. maintenant, il faudrait une start-up qui permette à chacun de lister ce qu’il possède comme livre à prêter, de les géolocaliser et donc chacun devient bibliothécaire du coin. La plateforme se rémunérerait avec un abonnement dérisoire pour pouvoir profiter du service.

Collaboration, don, partage, économie numérique

Il y a une ambiguïté à parler d’économie du partage quand on évoque des initiatives marchandes (airbnb, blablacar pour ne citer que les deux plus parlantes succes-stories). Le partage, c’est justement la possibilité de ne pas recourir à l’argent. Sinon c’est un peu comme lorsque l’on parle du don et qu’on précise « que le don n’est pas sans retour »…

Quel humoriste déclarait « Je suis disposé à vous donner ma montre si vous me donnez cinquante euros » ?

Le plus intriguant, c’est de retrouver sur ouishare un compte-rendu d’une conférence donnée par le libéral Alain Madelin. Je vous conseille de lire l’article « Alain Madelin, du libéralisme à la société non marchande » car il est révélateur de ce malaise quant à la finalité du mariage numérique/collaboratif. Outre les passages sur le transhumanisme et l’homme augmenté, on y retrouve l’idée d’innovation, de nouvelles richesses surtout immatérielles et même un passage par la case « décroissance » (le PIB n’est pas la richesse) aussitôt contredit par l’idée que le retour à la croissance sera possible grâce aux technologies numériques

Bref de la vulgate technophile et croissanciste très classique. Absolument pas « révolutionnaire ».

Parfois à tort critiqué de dangereux libéral, Alain Madelin semble déterminé à lancer un message profondément optimiste.
Encore un effort, Monsieur Madelin, et nous vous inviterons comme speaker à notre prochain Ouishare Talk !

Argh ! En ce moment, il y a des pubs sur le site pour le forum Convergences, grand raout et sous-titré sans rire « Vers un monde équitable et durable » où l’on aurait bonheur à croiser la fondatrice de Ouishare, Flore Berlingen mais aussi (l’inévitable) Jacques Attali, les PDG de TOTAL, BNP, Société Générale, Suez, Unilever et la crème du monde du développement…

Ré-vo-lu-tion-naire !

Une des références en la matière est le livre d’une amie, Anne-Sophie, qui s’intitule La Vie Share. Mode d’emploi. Dans une interview, elle évoque bien le risque de récupération.

« Un peu comme il y a du greenwashing, il y a du co-washing« . […]

Personnellement, je pense que sans garde-fou et sans recontextualisation du phénomène, il est évident que toute cette nouvelle économie n’est pas une récupération, mais une modalité tout à fait cohérente, si l’on n’y prend garde, du monde capitaliste. Qui repose sur la technique et l’atomisation de la société, sa réduction au rôle producteur/consommateur.

Co-llaboration vs Co-opération. L’individu ou le groupe

Certains ont déjà très bien établi une critique (au sens noble du terme) de ce qu’est le crowdfunding. Sur Technikart, Philippe Corcuff raisonne selon un axe marxiste/capitaliste qui à l’heure d’Internet garde toute sa pertinence. Il y voit un élargissement de la sphère marchande et constate que cela permet  aux banques de capter des flux sur des territoires encore vierges. Rappelons en effet que la plateforme prélève en gros 8% du montant levé, garde 5% et verse 3% à l’opérateur bancaire).

Aux Pays-Bas, les habitants d’un quartier réclamaient un pont à la municipalité. Las, ils vont le construire eux-mêmes grâce au crowdfunding avec pour slogan « Plus vous donnez, plus long est le pont ». A ce rythme, on va finir par construire des hôpitaux, des écoles, des centrales nucléaires et même lancer la troisième guerre mondiale avec la participation citoyenne de chacun !

C’est cette anecdote du pont (tout un symbole) qui m’a permis de comprendre pourquoi, bien que partisan de l’économie collaborative, je n’adhérais pas à toute cette apologie. J’ai réalisé soudainement que ces nouvelles modalités de consommation prétendaient nous rendre citoyen, prétendaient préparer un monde plus écologique mais qu’au final, elles assumaient surtout notre position individualiste. Ce que je dis n’est pas valable pour des tas de démarches s’inscrivant dans la consommation collaborative (je pense à la ruche qui dit oui, à disco soupe, à make sense…). Il faudrait nuancer. Evidemment que je soutiens le co-voiturage (même si à terme l’objectif est bien l’abolition de la voiture individuelle, la généralisation de la voiture partagée).

Mais les exemples phares relèvent souvent d’une conception atomisée de la société où nous ne sommes liés que par nos intérêts croisés… via l’outil numérique. Même si Ouishare  n’oublie pas de rappeler que c’est mieux de se rencontrer en vrai (MeetInRealLife), il est indéniable qu’Internet n’est que l’erstaz de nos relations sociales qui permettaient il n’y a pas si longtemps de « partager » tout autant.

Une sorte de cercle vicieux où le numérique nous isole… tout en nous offrant la possibilité de nous « rencontrer« .

Co-Working, co-voiturage, co-machine-à-laver, co-ceci, co-cela…

Je me suis souvenu que je faisais partie d’une autre famille, centenaire, la famille co-opérative. Et que je l’ai faite avec des co-pains (étymologiquement des gens avec qui je partageais le pain). Et que cette co-laboration (eh oui eco-SAPIENS aussi est un laboratoire !) était davantage une union de personnes qu’une liste de personnes dont les liens ne seraient que ceux de la toile.

Je me suis aussi souvenu que dans couple il y a co. Et que cela vient de copule. Certes un couple copule… mais pas que. (de lapin !)

Et qu’un couple n’est pas qu’une mise en commun de ressources afin de réduire son impôt, ses factures d’électricité et partager ses gamètes… Mais peut-être que Laurence Parisot avait raison. L’amour et le travail sont précaires, après tout.

Finalement, ce dont notre société a le plus besoin, ce n’est pas de connexions, mais de liens. Il faut plus de coopération et moins de collaboration.

Mais nous avons peur des liens car dans notre imaginaire ils nous attachent. Alors pourquoi diable cette belle maison d’édition s’appelle « Les liens qui libèrent » LLL.

 

Biblio:

  1. Sur Ouishare d’abord (pour montrer que ceci n’est pas un billet à charge) qui reprend un article de Marc Chataigner : Les fallacieux arguments de la consommation collaborative qui relate une expérience vécue. Il effleure le fait que le particulier n’est plus réduit à son rôle de consommateur. Mais il devient aussi prestataire de services et donc producteur. Argh !
  2. Philippe Corcuff sur Technikart : Le crowdfunding, arnaque ou révolution qui développe une version anti-capitaliste défendant la possibilité de garder des grains de sable situés hors des logiques marchandes.
  3. Les articles dans Ouishare ont souvent un titre un brin enthousiaste. En voici quelques uns.
    Le coworking est l’avenir de l’homme
    Vous aussi passez au transport de demain

    Lisa Gansky : le monde devient Meshy (maillage)
  4. Et bien sûr eco-SAPIENS… enfin il faut rendre à César ce qui appartient à ecoconso !

5 réflexions au sujet de “Splendeur et misère des partisans de l’économie collaborative”

  1. Bonjour,

    Merci Aude pour lien. En plus le titre est parfait !
    Faudrait s’entendre sur deux trois définitions, mais dans le fond, je suis d’accord avec ce que vous y écrivez.

    Au plaisir

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  2. Bonjour Baptiste,

    Ce qui me chagrine dans ces nouvelles modes de consommation et de production, c’est le modèle même du « peer to peer », c’est à dire une organisation humaine basée sur un lien direct entre deux individus via un media web.
    Pour moi, cela ressemble plus à une nouvelle forme de charité qu’à une nouvelle forme tout court. Si mon projet n’est pas « moralo-ethico-politiquement-correct », il est probable que je n’ai pas bcp de succès. Et à l’inverse, si c’est innovant (ou pseudo) socialement (qu’est ce donc ?), bingo…
    Depuis 20 ans que je milite dans nos entreprises d’ESS, et depuis les 10 ans que je rame quotidiennement pour faire vivre ma marmite, j’en ai vu des structures financées et montées en épingle par qques buzzeurs professionnels et acteurs financeurs « en mal de bilan RSE », et au bout de 2 ans, plouf patatra…

    Ce retour de la charité (électronique) met à mal les outils de régulation et la place des corps intermédiaires dans la société. Et c’est tragiquement dangereux.

    Merci pour l’article

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  3. avant internet, j’allais chez mon voisin pour lui demander un peu de sel, de farine ou un oeuf dans des rapports normaux de voisinage et d’entraide.
    Maintenant avec la consommation collaborative, je passe par un tiers acteur – toujours un site internet – m’abonne et paye pour que mon voisin me vende qq grammes de sel, un oeuf ou qq grammes de farine !!
    le voisin n’est pas toujours le plus proche mais celui qui est inscrit sur le site et a payé (un peu moins on l’espère) pour vendre son sel …
    Effectivement, c’est une poursuite de l’individualisation des rapports sociaux qui ne remplace pas la convivalité liée au don/contre don.

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